Questions à Patrick Cavenair
Patrick Cavenair, vous venez de dévoiler, en 2018, “50ème anniversaire de Mai 1968”, aux éditions Marivole, “La tentation du présent”.
Ce roman-fiction nous entraîne, entre révolutions, renaissances, retours en arrière, remises en question et dépassement de soi... aux côtés d’Armand, jeune homme solitaire, dans la traversée de cette période agitée.
Lors de la Fête de l’Art de Vivre Nu organisée par Imaginat, vous présenterez votre livre et interviendrez pendant la conférence-débat du samedi 9 juin, au Point Éphémère à Paris.
Voici, l’extrait de « La tentation du présent » qui a incité Imaginat à vous inviter à la Fête de l’Art de Vivre Nu sous le thème « Art de Vivre Nu, Art-thérapie, Nu-thérapie ».
« Des voix le réveillent un peu. La baie est éclairée par l’aurore. Un homme, une femme et trois jeunes enfants s’avancent dans l’eau. Il voit leurs fesses et leurs dos bronzés. La famille s’égaille dans l’eau, dans une nudité édénique.
Armand se redresse d’un coup. Il se détourne, suffoqué par tant d’impudeur. Mais il ne peut se détourner de ces corps dignes et libres. Ils s’ébattent dans les flots, et dans l’indifférence.
La mère sort de l’eau, et s’approche de lui, découvrant ses seins hâlés, sa taille, le triangle noir de son pubis. Armand regarde ailleurs, la figure boursouflée de sang.
— Bonjour, lui dit-elle, en s’essuyant avec une serviette. Vous avez dormi ici ?
Il bredouille un oui effaré, le visage à quelques centimètres de ce bassin foisonnant.
Le reste de la famille vient s’installer sur les serviettes à côté de lui, joyeux et insouciant. Les chérubins entreprennent la construction d’un château de sable. Les deux jeunes garçons ont le postérieur recouvert de deux ronds de sel blanc. Ils érigent un palais sur lequel la petite fille laisse couler du sable mouillé. Il se dépose comme du miel et forme des tourelles ressemblant aux constructions organiques de Gaudi.
Des hommes et des femmes rejoignent la plage, des ados à la peau dorée ou un peu rougie, des vieux à l’épiderme tanné par le soleil. Tous arrivent nus ou avec de légers paréos qu’ils jettent à leurs pieds avant de se rafraîchir dans l’eau. Au début, Armand ne sait plus où poser son regard. Gêné, il se recroqueville et n’ose pas bouger. Il est maintenant le seul habillé. Il entend encore la voix de Frédéric qui ricanait hier en lui demandant s’il avait avec lui un caleçon de bain. Visiblement, il savait qu’ici, la pièce d’étoffe était inutile.
La fillette appelle Armand :
— Dis, tu viens te baigner avec moi ?
— Non, hem, je suis un peu malade – Armand balbutie une explication maladroite –, je dois rester à l’ombre, s’excuse-t-il.
L’enfant retourne s’égayer dans l’eau.
Armand hésite. Le cœur battant. Être ou avoir ? Être nu ou avoir un maillot ? Il jette sa chemise, et abaisse d’un seul coup son pantalon et son slip. Lui aussi court dans l’eau, mais c’est avec la crainte d’être vu, ou pire, de ne pas maîtriser ses pulsions.
L’eau fraîche lui caresse tout le corps. C’est la première sensation. Instantanément, il trouve cet effleurement délicieux. Aucune poche de tissu imprégnée de sel ne vient agresser sa peau. Il oublie. Les vêtements, les inhibitions et les soucis tombent. Il est comme les autres. Son corps cesse ce bavardage incessant des fantasmes.
La nature est avec lui, il est la nature. Les anatomies mélangées ont cette beauté singulière qui tient précisément de leurs légères imperfections. La grâce est dans l’acceptation des différences. Ne rien porter, se laisser être, tel quel. Cet étrange sentiment de liberté apaise sa gêne. Sa timidité est un habit, elle couvre une fausse pudeur ; c’est un abri derrière lequel se cachent toutes les pensées troubles. Ici, nu parmi les autres, dans les éléments naturels, il libère son corps et sa parole. Il parle, se mêle aux conversations des baigneurs, plaisante et rit avec tous les âges et tous les sexes.
La trompe de la navette maritime sonne au loin. Armand sort précipitamment de l’eau, ramasse ses affaires et son sac. Il rejoint le port de l’Ayguade en enfilant ses habits, une couche de tissu qui lui paraît étroite et asphyxiante.
La cheminée du bateau fume discrètement. Il s’installe à l’arrière de l’embarcation. Le soleil et le sel de mer rongent son épiderme, mais une vague de sérénité emporte toute son appréhension.
Ce lundi 27 mai, il va rencontrer son père, délesté de ses préjugés, son passé jeté derrière lui.
Les moteurs vibrent gravement et le caboteur quitte le port. »
Imaginat : À votre avis, est-ce que “Mai 1968” a influencé l’évolution de l’Art de Vivre Nu, le Naturisme ?
Patrick Cavenair : À l’origine le naturisme est une doctrine hygiéniste, associée à la santé et à un état d’esprit moral qui peut inclure l’abandon du vêtement. C’est bien plus tard que ce terme a de façon évidente définit un mode de vie nu. Le naturisme n’a pas attendu mai 68 pour exister. Le village d’Héliopolis a été créé en 1931 sur l'Île du Levant, où se situe une partie du roman La Tentation du Présent. En 1960, Héliomonde accueille secrètement les premiers naturistes parisiens qui n’ont qu’une cinquantaine de kilomètres à parcourir pour se retrouver dans un cadre de vie naturiste : plein air, nature et nudité. Mais ce cadre est, en réalité, très restreint. On ne parle à ce moment que de “camps naturistes” ; cet art de vie s’enferme dans un lieu clos.
Imaginat : Était-il si difficile d’être naturiste avant mai 68 ?
Patrick Cavenair : En effet, l’ouverture du naturisme vers des lieux publics est encore réprimée. Ainsi, en 1966 la gendarmerie monte l'opération “vacances 66”, qui inspirera une série de films avec Louis de Funès. La maréchaussée chasse les nudistes, ce qui donne lieu à toutes sorte de plaisanteries et détournements comme, par exemple : “chassez le naturiste, il revient au bungalow”. Des patrouilles de police sur la Côte d’Azur interviennent sur les plages, même pour réprimer les bains de minuit furtifs. L’opération musclée est finalement interrompue, car au lieu de juguler cette tendance, elle séduit de nouveaux adeptes, qui secrètement dans des criques isolées, délaissent quelques minutes les dernières pièces de tissus en nylon qui couvrent leur peau. Peu avant 1968, alors que la mini-jupe popularisée par Courrèges fait déjà rougir les âmes réactionnaires, les étudiants réclament leur part d’expression libre du corps.
Imaginat : Qu’est ce qui déclenche cette réaction des étudiants ?
Patrick Cavenair : Ils sont inspirés par les mouvements hippies américains où le vêtement disparaît parfois complètement. C’est le peace & love et le retour à la nature identitaire, dont le marqueur principal est l’apparition des cheveux longs pour les garçons. En France, il s’agit davantage d’une revendication sexuelle et moins d’un hymne édénique. Le premier à réclamer publiquement cette liberté est bien Daniel Cohn-Bendit, le 22 mars 1968, à l’occasion d’une visite du ministre de l’Éducation nationale. M. Peyrefitte est venu inaugurer la nouvelle piscine de la faculté de Nanterre. Le trublion agite devant lui le rapport de 700 pages rédigé par l'administration et censé refléter les attentes des étudiants. Le rouquin réclame une seule chose : la liberté d’aller visiter les étudiantes dans leur dortoir de Nanterre. Alain Peyrefitte lui répond avec malice : “jeune homme, si vous avez des problèmes de ce côté-là, allez-vous rafraîchir dans l’eau de la piscine”. Les événements du mois de mai vont, en une période très courte, débrider les esprits : le tutoiement est de rigueur, les tenues sont plus légères, les chevelures sont moins guindées, la cravate tombe chez les étudiants, les couleurs sont plus franches, la parole se libère et se calligraphie sur les murs, se ronéotype sur les tracts et s’illustre sur les dazibaos… Dès lors, les clôtures tombent en France, et dans plusieurs pays limitrophes.
Imaginat : Quels sont les signaux révélateurs de cette ouverture ?
Patrick Cavenair : Par exemple, en octobre 69, s’ouvrent en Allemagne les premiers championnats internationaux de natation naturiste ; pendant qu’en France, 14 000 pratiquants fêtent les 20 ans du centre Montalivet, en Gironde, nus et bronzés, conquis par les effluves iodés de l’océan. En juillet 1970, paraît le premier 45 tours de chansons naturistes ; et à partir de 1971, les photos du magazine naturiste La vie au Soleil ne sont plus retouchées. La nudité est enfin acceptée par le grand public. In fine, 68 a permis de populariser et dédiaboliser le naturisme alors qu'il consistait en une pratique assez réduite et isolée.
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